En fin d’année 1990, la revue Liaison avait demandé à l’auteur Yves M. Larocque (alors doctorant à Paris 1) de rédiger un texte sur les arts visuels franco-ontariens, étant donné que celui-ci était issu de la nouvelle génération du paysage des arts en Ontario français, suivant celle de Clément Bérini. Lors de l’écriture de cet article, BRAVO n’était pas encore né, ni Internet et ce fut les derniers jours de Pro-Arts. Depuis, il y a eu définition et acceptation des divers « Artworld » (Danto) s’opérant dans le monde au point que l’histoire de l’art, effectivement, est en pleine transformation (2012). L’article paru au même moment que l’année de la fondation de BRAVO, soit en novembre 1991.

Ce texte ne se veut pas un retour sur dix années de peinture, de sculpture, de photographie, de dessin et de gravure en tant que tel. Nous ne visons pas le post mortem, le jugement, l’appréciation, Nous n’avons pas non plus l’intention de discuter des techniques, de souligner l’apport d’un artiste plutôt qu’une autre, ni d’élaborer sur une oeuvre-clé. La problématique qui inspire ce bref essai est de savoir par quelle médiation, l’idée d’un art visuel franco-ontarien est devenue, lors de ces dix dernières années, une force, un esprit, un événement dans une société donnée, l’Ontario. Qu’est-ce qui fait que notre art a su se démarquer dans l’histoire des mentalités ontariennes. Nous ne cherchons pas à démythifier l’auras de l’art ontarois mais nous proposons plutôt une déconstruction méthodique de l’élan qu’à connu celui-ci. C’est un travail de balisticien que nous aurons à faire. Ce sont uniquement les rapports de l’homme à l’homme que nous constaterons et rien de plus !

Afin de restreindre l’étendue que pourrait avoir un tel essai, nous délimiterons nos champs d’exploration aux arts visuels seulement, en nous intéressant particulièrement à la peinture, nous devons tout de suite le reconnaître. De plus, nous nous baserons que sur les textes publiés par Liaison depuis sa fondation en mai 1978, ainsi que sur quelques catalogues d’expositions d’art franco-ontarien.

La problématique s’inspire directement de l’oeuvre brillante de Régis Debray intitulée Cours de Médiologie générale (Gallimard, 1991) et du débat qu’a suscité cet ouvrage auquel nous avons eu la chance d’assister au Collège international de philosophie de Paris, le 27 mai dernier. « Une histoire intelligente et pratique », relate Michel Serres, dans le Nouvel Observateur (23-29 mai 1991), qui aira jusqu’à écrire « voilà mes livres mis en pièces sous le Cours de médiologie générale ».

Si nous nous sommes permis d’emprunter à Régis Debray son modèle théorique pour ous aventurer dans ce nouveau champ scientifique, c’est qu’il nous permet de mieux saisir l’ampleur de la portée de l’art franco-ontarien. Cela par la compréhension de ses mécanisme de fonctionnement, par la traduction de son discours normatif et, finalement, par un questionnement a posteriori sur sa validité, c’est-à-dire sur sa valeur. Ces propylées maintenant franchis, entrons dans le coeur du texte.

 

Médiologie, science nouvelle

Debray définit la médiologie comme l’étude de « l’ensemble des moyens de transmission (et non de communication) et de circulation symboliques. Ensemble qui précède et excède la sphère de médias contemporains ». La médiologie a précisément comme fonction, poursuit-il « de mettre en rapport l’univers technique avec l’univers mythique, ce qui change tout le temps avec ce qui demeure dans le temps ». Pour simplifier, utilisons ces termes ; sans transport, il n’y a pas de message, et sans messager, il n’y a pas de transmission, porteur ou vecteur, sans l’ensemble d’outils et d’instruments, les véhicules. Idée radotée et simpliste dira-t-on. Et si nous proposions plutôt à la suite de M. Serres, « pas de voix sans corps, pas de verbe sans chair ». Et si nous entendons par ce mots, tissu social vivant respirant dans un champ événementiel, alors tout une autre dimension s’instaure dans le discours de l’être et voilà, hop!… le mystère de l’incarnation résolu.

La médiologie s’opère dans une médiasphère, structure sociale et bien vivante où « le tout domine les parties ».. Elle est un environnement, « un climat intellectuel et moral », une niche éthologique, et donc un état. Or, si la médiologie puise sa force dans l’interaction, les populations et les « sociotopes », elle possède donc un grand pouvoir organisationnel car, en effet, on ne réfléchit et on organise bien qu’à grand nombre. Ainsi, s’opère l’évolution des cultures, l’évolution des espèces, au gré de climats, eu gré des reliefs.

Propositions de base qui nous amène à conclure que la médiologie a également pour objet d’étude l’outillage mnémotechnique et les systèmes dominants de préservation des signes. C’est d’abord l’outil de la voix qu’elle prône, « l’oralité d’avant l’histoire », puisque tout acte cérébral subit le vibrations de la voix, de la paroles ; le Verbe qui se fait chair : « la voix est corps, souffle, vie, couleur. Existence immédiate ». Ensuite vient le trait ; écriture, qui demeure et ne s’envole pas : verba volant, scripta manant.

En outre, la médiologie de ne préoccupe pas des idéologies mais seulement de ce qui les rend possibles. Par exemple, si elle examine la culture d’une époque précise et d’un pays distinct, la médiologie privilégiera les méthodes et les outils de transmission de cette culture plutôt que ses principes et ses idéaux exhortés.

C’est ce que nous ferons à l’aide de cette nouvelle science pour ausculter notre objet d’étude, à savoir l’art visuel franco-ontarien. Pour faciliter la compréhension de notre analyse, nous juxtaposerons l’art ontarois au christianisme. Nous tenterons d’expliquer l’emploi de cette méthodologie par le fit que le christianisme est, selon Debray, sans doute le premier grand événement médiologique et aussi le plus connu (il écrit que la « médiologie n’est qu’une christologie à retardement »). Une telle comparaison circonscrira davantage le problème auquel nous faisons désormais face puisqu’il faut bien le dire, la profession de foi catholique demeure toujours l’une des grandes idées liée au discours franco-ontarien.

 

Médiologie, culture franco-ontarienne et arts visuels

D’abord, il y a eu le Verbe. Quelqu’un a proclamé, on ne sait d’où encore, d’une taverne, d’une table de repas, d’un diner de Texaco, d’un conseil scolaire francophone (endroits très médiologiques par ailleurs), que la peinture franco-ontarienne existe ! Kérigme (Bonne Nouvelle) pour tout un peuple en quête de racines, d’identité. Qui a été ce khristos, ce messie ? D’où venait-il : de l’Est, du Sud, du Nord ? D’au bord d’la 17, d’la 11 ? S’agit-il d’Henri Fabien (Laison, août 1981) ou de Bellarmin Jutras (Laison décembre 1978). C’est à l’historien que revient cette tâche de détective. Nous supposons qu’il ne peut s’agir que d’un francophone car le message a probablement été transmis par le biais de la langue française : « la langue comme outil de transmission, médium naturel », vecteur linguistique.

Et le Verbe prit Chair. D’abord par un premier groupe de peintres, dont nous ignorons encore les noms et l’exacte provenance, qui dans un esprit de partage, diffusait cette nouvelle par le métalangage de la peinture. Suivent alors Charbonneau, Savage, Bérini, Lachapelle, Guillemette-Lamirande, Bergeron, Pelletier Vinette deuxième lame épistolaire, Chevaliers de l’Art ; les Saint-Paul, Saint-Luc, Linus, Calixte du message esthétique, The Good Guys qui accomplissent leur devoir apostolique. C’est d’abord entre les murs de leurs cités qu’ils professent : Timmins, Sudbury, Ottawa, Limoges. Salles paroissiales, centre culturels, bibliothèques municipales sont d’abord les lieux de diffusion. On écoute, on ouvre l’oeil ; le message est simple, on comprend. Cependant lVÉtat pharisien par le biais du Big Brother culturel, The Bad Guys (The Ontario’s Art Council) semble ignore le discours francophone (Liaison, févrer 1982).

Et vint le trait. Premiers reportages d’exposition, premières critiques artistiques viennent combler les espaces vides déjà trop courts de nos gazettes publiques lors de leur mise en page. De nature naïve, sans malice, candides, les critiques parviennent à faire manchettes dans nos plaquettes rurales, tabloïdes municipaux, qui sont les premiers dépositaires des traces d’une histoire vécue. Premiers écrits, premiers évangiles, Le Verbe devint signe. « Ô vous qui voulez transmettre, hypocrites auditeurs, mes frères en messagerie, écoutez mes conseils. Racontez des histoires, et de donnez pas de leçons. Faites court avec un t, et portable. Soyez positifs, affirmatifs, optimistes. Trouvez-vous de belles images, plutôt que de vilains mots. Pas de théorèmes, des paraboles. Un clip vaut mieux qu’un laïus. Et sutout j’y viens, regroupez-vous. Ne restez pas seuls. Faites réseau, cercle, école, secte, tribu, bande. Organisez-vous. Là est la clef » (Debray).

Branle-bas de combat ! Formation du réseau (mot très médiologique) de galeries éducatives (1975), propulseur de la foi ontaroise, qui devient officiellement plus tard Pro-Arts (1981), épiscope des arts franco-ontariens. Et l’Église naquit. Cest dans la hiérarchisation qu’elle fait tout pour vehiculer le message, en présenter les auteurs et montrer que l’art est le miroir d’une médiasphère. Pro-Arts, à philosophie marxiste et chrétienne, écharpe l’ignorance, combat la misère et vise à ce que les uns aident les autres. Développer, contrôler, organiser, agencer, diriger, régimenter, structurer, ordonner fait partie de son langage de force. Pro-Arts et essentiellement médiologue car il sait hiérarchiser, transmettre, tout comme la plus grande institution médiologique du monde l’Église catholique. 

Le succès incontesté de ce dispositif véhiculaire est atteint grace à la peinture qu’il encourage et promeut. Son organigramme répond volontiers aux besoins de ses artistes et de leurs messages. L’un ne va pas sans l’autre. Nous pourrions lier la fortune et la performance de ce giron culturel à trois facteurs. D’abord il déterritorialise la peinture franco-ontarienne : Pro-Arts est avant tout une antenne de transmission par la puissance vectorielle de ses galeries éducatives et de ses moyens de transport, accélérateur de temps. Il catholicise l’art franco-ontarien en la diffusant de son milieu d’origine d’abord, pour atteindre ensuite la province, le pays et enfin le monde : Sturgeon Falls, Limoges, Ottawa, Toronto, Montréal, Bilbao, Caen, Nazareth, Jérusalem, Ephèse, Rome.

Deuxièment, tout message est généralement mieux reçu par le bas. « Décodage moins coûteux, audience plus vaste », écrit Debray. Les arts visuels ontarois ont eu le mérite d’arriver dans l’Empire anglo-ontarien par en bas. Le taux d’écoute a pu ainsi être maximisé: étudiants du secondaire d’abord et mineurs, bûcherons, manufacturiers, médecins de campagne, commerçants de rue principale ensuite, ont fait partie des premières foules rassemblées tout comme celles rassemblées sur les rives du lac de Tibériade.

Finalement, c’est à la simplicité du message que l’on attribue le succès de l’art franco-ontarien via Pro-Arts, « trouvez-vous des belles images, plutôt que de vilains mots. Pas de théorèmes, des paraboles ». Le message est au départ, d’un ordinaire compréhensif, il faut l’avouer. « Regardez mé beaux sapins, mes belles granges dan’ l’foin jaune », disent nos premiers apôtres. Cependant, malgré une médiasphère qui se complique, le message véhiculé demeure toujours d’une simplicité navrante, bien que son interprétation semble s’entortiller sous les coups du discours théorique pseudo-intellectuel dont voici un exemple: le peintre élabore une stratégie où il place le spectateur très près de l’image industrielle et crée ainsi une tension incontournable . Il nous place dans une position où l’image vacille entre l’illusion et le réel (catalogue de la Dernière décennie). Et ce sont les cheminées de Sudbury, miniaturisées, candidement peintes que l’on voit représentées. Continuons de citer : « des oeuvres figuratives simples mais fortes » (Liaison, décembre 1983), ou « on n’a pas besoin de gens qui ont leur doctorat en art pour s’occuper des banques (banque d’art)! En ayant des banques coordonnées et organisées par des gens qui aiment et respectent les arts, je crois qu’il est possible d’apporter une dimension d’accès et de simplicité » (Liaison, décembre 1978). On se demande dès lors si les peintres franco-ontariens font comme Jésus devant les docteurs de la loi: faire l’idiot ! Aujourd’hui encore, ce sont les orignaux que l’on peint, des cheminées de mine, des ruines antiques et des « je t’aime », icônes de notre sociotope. Le contenu est le même. « Vous voulez écraser vos ennemis? Parlez-leur d’amour et tendez l’autre joue » (Debray). Simplicité= accessibilité. La forme de la peinture demeure encore le contrefort de l’art franco-ontarien et la complexité de la vidéo et de la performance reste toujours insondée. De surcroît, la figuration est de retour après une brève incursion dans l’abstraction. Inférence, dirons-nous ici, qui nous pousse à nous interroger sérieusement sur la valeur du contenu de la peinture franco-ontarienne. De là, un tout autre sujet de recherche. Donnerions-nous enfin raison a Camille Bouchi qui dans un article quelque peu crypté de 1982, traita quelques oeuvres ontaroises de « parodiques » et les compara à de brillants palimpsestes (Liaison, octobre 1982). Nous nous souviendrons que ses lignes avaient créé quelques remous à l’époque.

Nous croyons que le vecteur linguistique francophone a contribué au traditionalisme pictural de la peinture ontaroise. De par sa nature, la langue française a deux visages, allègue Debray: « le premier classique, rationaliste, d’entendement », et le second, « rêveur, du sentiment », qui relève d’un romantisme à la Chateaubriand. Reste à savoir si la plupart de nos artistes franco-ontariens ont plutôt exploité la deuxième apparence de notre langue plutôt que la première. Il semblerait que ce soit le cas dans le domaine de l’écriture : « Nos lacs, nos rivières, nos régions boisées du Grand Nord, la riche péninsule du Niagara, la tranquille rivière des Outaouais ont tour à tour inspiré nos poètes, ceux des siècles passées, ceux du siècle présent et nos jeunes, la relève de demain » (Pour se faire un nom, Fides, 1982).

Et pourquoi pas également dans le domaine de peinture, avec Clermont Duval de Mattawa, Laurette Babin de Timmins, Thérèse Frère de Vanier, Anne Godard de Kapuskasing et nous en passons. Ici se pose la question fondamentale : les peintres franco-ontariens refusent-ils de s’inscrire dans le registre des courants artistiques contemporains ? S’acharnent-ils à faire une peinture ordinaire, ni bonne, ni mauvaise, dont nous n’avons rien à dire, ne serait-ce que sur la qualité de sa technique ou sur la simplicité de son message (fort). L’interrogation ici n’est pas de type universel, heureusement. Nous ne stipulons pas que tous les artistes ontarois appartiennent à cette veine. Nous n’avons qu’à nous rappeler deux expositions captivantes : Les Temps (Galerie Saw, Ottawa, 1984) et Les accents d?inquiétantes étrangetés (Maison de la Culture, Montréal, 1987).

Nous avons voulu uniquement tenter d’élaborer une médiologie de l’art franco-ontarien tout en la présentant aux côtés de l’oeuvre récente de Régis Débray, citée considérablement d’ailleurs pour ne pas perdre la puissance vectorielle de son écriture. Compendieusement, devons-nous l’avouer, nous avons essayé de savoir comment l’art franco-ontarien a su devenir corps, esprit, souffle. Si bien qu’en enquêtant sur les méthodes de transmission de notre art, nous avons pu déceler la simplicité de son message, pour ne pas dire son insignifiance, et de surcroît souligner (ce qui n’était pas notre objectif de départ). C’est donc dans la simplicité du message que réside la puissance de la médiologie: « énigme philosophique mais évidence médiologique: c’est la faiblesse théorique qui fait la force médiatique. La folie de l’amour vaut mieux que toute la science du monde » (Debray). Nous croyons qu’il et temps de nous arrêter, nos artistes visuels de l’Ontario francophone, et de nous interroger, comme le fait actuellement Pro-Arts. Redéfinissons nos priorités: (le concile d’Ottawa-Toronto). « Que fait-on après l’orgie », écrit Pierre Pelletier dans ‘édition de mars 1991 de la revue Liaison.

Concluons sur une note plus optimiste. Il est vrai que le message véhiculé par la plupart de nos artistes est de nature naïf, mais il est vrai aussi que nous assistons à une révolution de l’art franco-ontarien par le biais de l’apprentissage véritable du métier d’artiste : « les grandes révolutions modernes coïncident avec l’alphabétisation des peuples », écrit Debray. Nous ne parlons pas uniquement de techniques, mais aussi d’esthétique, de philosophie, d’histoire de l’art, bref plus du pourquoi et moins du comment. La peinture ontaroise telle que nous la connaissons n’a que quinze ans et n’en est aujourd’hui qu’à ses premières articulations. Cependant, de très bons peintres existent dans notre médiasphère: ils se reconnaîtront en lisant les notes suivantes. Nous savons que la qualité et la complexité du message plastique s’intensifieront aux cours des prochaines années. Pendant les années 1970, il y eut les premiers balbutiements (Liaison, mai 1982), et les années 1980 ont exhibé les premières articulations de la peinture ontaroise. C’est le plein usage de la parole que nous connaîtrons lors des années 1990. Nous espérons que Pro-Arts, grâce à ses nouvelles orientations, aura plus de poids dans la médiasphère ontarienne. Son importance sera d’autant plus grande qu’il saura se déterritorialiser de l’Est, là où s’est toujours concentre. Et l’art franco-ontarien s’en portera mieux : C’est à Rome que l’Église catholique s’est instituée et non en Palestine. Un message bien articulé, mais surtout bien transmis, aura certes de plus grands effets sur la scène internationale. Autre évidence médiologique!