Cent bornes (1995-1997)

De nouvelles idées en muséologie : le livre (1995) et l’exposition (1997)

Laurent Vaillancourt assis sur une mallette et appuyé sur le Rolatape, outil avec lequel il a mesuré les cent milles. Dans les valises, tous les « sacs à indices » prêts à être exposés. Derrière lui, le prototype de la borne qu’il installe à chaque mille pour marquer de façon tangible la documentation.

Laurent Vaillancourt assis sur une mallette et appuyé sur le Rolatape, outil avec lequel il a mesuré les cent milles. Dans les valises, tous les « sacs à indices » prêts à être exposés. Derrière lui, le prototype de la borne qu’il installe à chaque mille pour marquer de façon tangible la documentation.[/caption]

À la fin des années 1980, la maturité s’installe et par la force des choses, l’agenda se remplit. En 1988, Laurent Vaillancourt participe à la fondation dans le Nord-Est ontarien d’un collectif multidisciplinaire, Perspective 8 (1988-1992), qui se démarquera par l’audace de ses installations-performances. L’année suivante, après avoir obtenu un baccalauréat en architecture de paysage de l’Université de Montréal, il s’investit dans la politique de développement artistique des francophones, ce qui l’amène à parcourir l’Ontario. En automne 1991, à Ottawa, suite à de longues rencontres avec des artistes francophones, il participe à la création du Bureau des regroupements des artistes visuels de l’Ontario, ou « BRAVO ». Fondé le 21 novembre, BRAVO deviendra un organisme de services aux arts consacré aux besoins des francophones isolés dans toutes les régions de la vaste province. Promotion, formation, exposition seront les missions de l’organisme. Ainsi, des liens se tisseront partout dans la province pour donner une voix forte à des artistes géographiquement éloignés les uns des autres. Laurent Vaillancourt demeure très actif au sein de BRAVO, notamment au conseil d’administration. Il ne cesse de promouvoir des projets artistiques dans le nord de l’Ontario. Parmi ceux-ci, il en est un grand, qui voit le jour au début des années 1990, une fresque curieusement ciselée représentant une partie de la route transcanadienne, entre Hearst et Smooth Rock Falls : le projet Cent bornes, à la fois un livre et une exposition réalisés en 1993, en collaboration avec l’écrivain Michel Ouellette.

Le livre 100 cent bornes, publié aux éditions Prise de parole de Sudbury.

Cent bornes est publié par les éditions Prise de Parole en 1995 et l’exposition du même nom se tient au mois de juin 1997, au Musée de Timmins. Le projet consistait à documenter un tronçon de cent milles sur la route 11, dont l’achèvement en 1943 allait permettre de traverser le Canada en évitant les États-Unis. Le segment de route à documenter commence à la gare ferroviaire de Hearst, où vit et a grandi Laurent Vaillancourt. Le projet, qui se déroule au cours de l’été 1993, est réalisé avec l’écrivain francophone Michel Ouellette, lui-même originaire de Smooth Rock Falls, point final du parcours d’exactement cent milles. Laurent Vaillancourt marque chaque mille parcouru en plantant des piquets numérotés, bornes, qu’il photographie en incluant le panorama. En marchant, il ramasse des objets qui ont été jetés, abandonnés, oubliés, qu’il met dans des « sacs à indices ». Ces sacs, numérotés de un à cent, contenant les objets du mille correspondant, seront suspendus sur les murs de l’exposition. Michel Ouellette, de son côté, narre l’expérience du voyage. Son texte poétique ponctue le parcours au gré de l’humeur des artistes. Le livre Cent bornes est donc plus qu’un catalogue, c’est l’exposition guidée par la parole de Michel Ouellette. La narration éclaire et complique à la fois le projet. Elle accompagne, mais sans indexer, énumérer, ni expliquer les objets ramassés. En contrepoint, elle évoque l’ambiance du voyage, des anecdotes ou des épisodes fictifs. Le territoire et l’histoire de la population seront romancés à partir de faits extrapolés par Laurent Vaillancourt. En 1993, les objets avaient été présentés seuls au centre culturel de Kapuskasing et n’avaient pas été très appréciés par la critique. Pierre Albert, qui a consacré sa carrière à la culture franco-ontarienne, rapporte les grands titres des journaux locaux, dont le Northern Times de Kapuskasing : « Exposer de la poubelle dans notre belle galerie/Collection of trash is art for an artist with a mission (1993-11-10).»

Le titre Cent bornes se veut aussi un jeu de mots, qui rejoint l’expression « sans borne ». Cent bornes est à la fois un livre documentaire et une exposition d’artéfacts composée de photographies, de cartes et d’illustrations botaniques. Vaillancourt présente les objets jetés qu’il a découverts sur la route et qu’il a ensachés comme des preuves scientifiques. La puissance du livre vient de la fusion des objets factuels isolés du paysage et d’une nouvelle interprétation que Vaillancourt s’est amusé à leur donner. Ces « faussetés » étayent étrangement des faits ou objets réels en jouant sur le pouvoir des mots et de la juxtaposition. Le critique d’art Pierre Karch, qui a longuement écrit à ce sujet, élabore sur ce point. Dans sa critique intitulée Mémoire collective/Collected Memories. Réflexions sur Cent bornes de Laurent Vaillancourt et Michel Ouellette, il attire l’attention sur le choix des mots et leur rapport ludique aux objets documentés ; il oppose la force et la véracité de la tradition orale à celles des documents officiels ; il fait observer que la fabulation et les incohérences montrent bien qu’il ne s’agit pourtant pas d’un projet documentaire, qu’une partie des indices fournis et leur présentation sont des « non-vérités », et qu’à travers ces « mensonges » est transcendée la nature construite de notre histoire, résultat de notre tendance à nous raconter des histoires. Il fait remarquer que l’artiste est le deuxième être, après le topographe, à donner un premier aperçu d’un territoire. Il note également que les deux auteurs se sont aventurés plus loin au nord que la plupart des gens, et qu’ils sont aussi allés au-delà des techniques traditionnelles, offrant ainsi une perspective nouvelle sur le paysage, par la prose, la photographie, et une étrange collection d’artéfacts. Bref, les objets cueillis sur place sont bien réels. Archives de la région, ils marquent et documentent l’histoire. Laurent Vaillancourt explique aussi la nécessité du travail collectif (sa collaboration avec Michel Ouellette) pour la réalisation de tels projets. Il affirme que c’est par le « menu », qui peut sembler insignifiant, que se révèlent véritablement la culture et l’identité. La prose de Michel Ouellette est concise et désarticulée, répondant à la monotonie du paysage, à la nature insolite des objets ramassés. Toutefois, ces derniers et les faits associés à leur interprétation « scientifique » créent un tout magnifique. Cette harmonieuse collaboration étend la portée de chaque aspect de l’œuvre. Le livre en est le résultat concret. Il constitue une sorte d’exposition qui peut exister simultanément en de multiples endroits et circuler à l’échelle de la francophonie. Le texte inspiré d’objets en apparence insignifiants témoigne de l’attachement de l’artiste à l’histoire et à la géographie de la région.

Le professeur Gilles Lacombe, du Département de français de l’Université d’Ottawa, s’est particulièrement intéressé à ce livre. Dans son analyse, il décrit comment la sobriété de la technique amplifie le message. Il met en lumière divers éléments qui sont aussi présents dans de nombreuses œuvres récentes de Vaillancourt, dont l’utilisation du vide et de l’espace blanc. Ces éléments évoquent d’après lui « l’errance », qui devient un thème fondamental. Les vastes cieux et les grandes distances en apparence vides du nord de l’Ontario sont transposés dans le rythme et la disposition de la publication. Notre vagabondage sur le territoire (et en pensée) est balisé, sans nous empêcher d’observer ce territoire et donc, d’entrer en contact avec lui. Nous errons aussi grâce aux photographies panoramiques qui imitent le trajet, caractérisé par l’immensité et la monotonie.

Par ailleurs, Pierre Karch remarque que Michel Ouellette utilise parfois un style télégraphique pour ponctuer le récit. Cette insistance sur la ponctuation est une manière originale d’évoquer un vide. La stérilité et l’immensité du territoire parcouru sont alors perçues au moyen de ce qui les interrompt, les repères. Laurent Vaillancourt nous fait prendre conscience du fait que nous n’avons pas l’habitude de parcourir ni de décrire, ni même simplement de parler d’un espace sans repères. Il faut ces jalons, ces balises, ici les bornes. Or, il faut rappeler que dans les années 1970, le Canada a vécu un grand changement, celui de la conversion au système métrique. L’artiste admet que son travail a été une manière de marquer le territoire, le sien, tel qu’il a été, tel qu’il ne pourra jamais plus être, à cause de l’élimination du système impérial. Le territoire ainsi réétalonné est, depuis ce changement, vu et compris différemment. Mais la tradition orale demeure, le mot « mille » est toujours prononcé.

La démarche de Laurent Vaillancourt consiste également à faire une typologie des voyageurs sur la route transcanadienne, par les objets, leur coexistence et leur interdépendance — la canette de fromage sous pression provient par exemple d’un Américain. La chose ramassée évoque une découverte à laquelle il cherche à nous sensibiliser. Les objets présentés dans Cent bornes nous ouvrent les yeux sur leur capacité à communiquer des faits et des récits, à mesurer le temps et l’espace. L’artiste n’avait pas prévu la collecte d’objets correspondant à chaque mille. Il admet cependant que cette collecte a commencé tout naturellement après le premier mille parcouru et qu’elle s’est immédiatement imposée comme outil typologique. Décontextualisés puis recontextualisés, les indices (ou signes sémantiques) choisis par Laurent Vaillancourt sont des choses matérielles qui reprennent de la valeur et un sens en tant qu’objets archéologiques témoignant de la présence des voyageurs sur la route 11. Gilles Lacombe commente aussi cette mosaïque de petits objets au moyen desquels l’artiste communique, ainsi que le texte qui en est le miroir. Il explique que la prose « fracturée » de Michel Ouellette peut être vue comme des annotations à partir desquelles l’observateur sera libre de se faire sa propre opinion. Les objets ramassés sur la route étaient des déchets jetés par la fenêtre des véhicules, des débris de collisions, des objets emportés par le vent, ou des objets ayant appartenu à d’anciens habitants de la région : une polyphonie de passés confondus, impossibles à retracer. Avec ce portrait du territoire, circonscrit uniquement au moyen de fragments, de rebuts, de rêveries, et de faits, le spectateur fait un road trip au rythme des éléments visuels orchestrés par l’artiste.

Lorsque des objets et des textes sont exposés en galerie, la manière dont ils occupent l’espace et la manière dont ils sont disposés donnent un certain rythme. L’espace créé par un livre dont on tourne les pages est différent. On passe successivement d’une scène à l’autre comme d’une pièce à une autre. Page après page, le lecteur vit le scénario d’un voyageur qui suit une longue route monotone, ponctuée d’éléments divers qui pourtant se ressemblent.

Laurent Vaillancourt explique qu’il s’inspire du quotidien, c’est ce qui le motive. La plupart des gens qui vivent dans le nord de l’Ontario parcourent en effet tous les jours ce genre de routes. L’œuvre Cent bornes éclaire un aspect longtemps négligé de ce qui fait partie intégrante de l’identité franco-ontarienne : une relation particulière, mais universelle à l’immensité du territoire et à une histoire méconnue, voire totalement muette.

Suite de l’exposition, ci-dessous

Le catalogue de l'exposition

Copyright © 2020 Édition BRAVO (Bureau des regroupements des artistes visuels de l’Ontario), Ottawa, Ontario, Canada. www.bravoart.org www.mavof.org (800) 611-4789

ISBN 978-1-9995627-1-7

Laurent L. Vaillancourt, À la confluence de l’art conceptuel et d’un nouvel Ontario par Gabrielle-Louise Noël augmenté par Yves M. Larocque. Traduction de l’anglais : Laurent Vaillancourt a Contemporary Francophone Artist in a Changing Ontario (mémoire de maîtrise, Université York, Toronto). Traduction Dominique Leduc, Marion Bordier, Yves M. Larocque et Geoffrey Gurd. Mise en page Walk the Arts. Imprimé à Gatineau (QC) au Canada par lmprimerie du Progrès.

Catalogue disponible à Commandez ici https://www.blurb.com/b/9863814-laurent-vaillancourt-la-confluence-de-l-art-concep

Bibliographie

MAVOF

Le MAVOF - Musée des arts visuels de l’Ontario français voit le jour en 2006. Il est l’unique musée sur les arts visuels et médiatiques des artistes francophones de la province de l’Ontario au Canada.

Contactez-nous | Reach Us

Adresse postale
C.P. 53004  (Succ. Rideau)
Ottawa
Canada
(ON) K1N 1C5

Courriels
direction.bravo@outlook.com

Téléphone
(819) 457-1892
(800) 611-4789

Galeries et centres d'artistes francophones de l'Ontario

Galerie du Nouvel Ontario (Sudbury)
Le Labo (Toronto)
Centre d'artistes Voix Visuelle (Ottawa)