Mayday (2014)

Pour une instrumentalisation de la galerie

La dépouille de Gustave Lechange “exposé” à la Galerie du Nouvel-Ontario à Sudbury (2016), lors de la FAAS 5. Photo de Nadine Bariteau de la GNO.

Même si Laurent Vaillancourt expose souvent ses œuvres majeures à l’extérieur des galeries et de son circuit, parfois il s’en servira comme lieu de création. Il instrumentalisera la galerie, lui confiera une dimension nouvelle pour orienter le spectateur vers une nouvelle réflexion sur la vie de tous les jours. Or, comme une telle représentation est inhabituelle dans une galerie, les objets exposés prennent un nouveau sens et sont perçus différemment. L’œuvre Mayday est un exemple de l’instrumentalisation de la galerie, en trois temps : à la Galerie du Nouvel-Ontario, en 2014, à la White Water Gallery de North Bay en 2015 et à la FAAS 5, encore à Sudbury, en 2016.

La performance intitulée Mayday (octobre 2014) est le fruit d’une résidence d’artiste à la GNO de Sudbury appelée Mission Site ; six artistes d’art-action y participent, dont Vaillancourt. Sa création de cinq personnages est documentée par TFO et rendue accessible sur Internet. L’artiste a soigneusement construit des personnages en dehors de la galerie, avec des vêtements et des accessoires trouvés dans des friperies. Pendant cinq jours consécutifs, il entre dans la peau d’un nouveau personnage (Gustave, Josh, Hector, Thérèse et Juliette) en portant des vêtements « trouvés ». Ainsi, chaque jour, on assiste à la naissance d’un personnage, à la fois successif et superposé, puisque chaque costume est enfilé l’un par-dessus l’autre. Le dernier jour, chaque personnage se suicide, tour à tour, dans la galerie.

La présentation de Mayday une année plus tard à la White Water Gallery en juillet 2015 était radicalement différente. Il n’y avait que les photographies des personnages affichées au-dessus de leurs vêtements déposés en petits tas sur le sol, avec l’arme qui avait permis à chacun de s’enlever la vie. Les objets sur le sol évoquent un terrible abandon. Ce ne sont que les vestiges d’êtres rejetés par la société. Aucune démarche artistique. Dans le silence blanc de la galerie, il ne restait presque rien des personnages. Les murs dénudés, les vêtements empilés et les images créaient un espace de réflexion où les gens pouvaient méditer sur les objets et sur eux-mêmes.

Lors de la résidence d’artiste Mission Site en 2014, tous les jours, à Sudbury, l’artiste traverse la ville à pied pour se rendre à une friperie où, en fouillant, il compose ses cinq personnages : un veston (comme neuf), un pantalon (encore bon), un fichu (le bon vieux temps), etc. De retour à la galerie, il laisse parler le personnage qu’il personnifie pour le faire connaître à son auditoire. Les personnages sont intentionnellement complexes. Leur attitude et leur personnalité sont bien différentes, mais ils se plaignent tous, ils parlent tous de leur mal-être. Ils sont poussés à bout par des situations dont on se doute qu’elles sont tragiques. Après avoir révélé chacune des histoires, l’artiste s’adresse à l’auditoire : « Qui va m’aider ? Toi, peux-tu m’aider ? ». Il pose ces questions sans s’attendre à une réponse. On comprend alors le double poids du titre « Mayday », lointain appel de détresse, surtout lorsque « m’aider » prononcé avec l’accent franco-ontarien devient « m’éder », un lien sémantique intéressant. L’auditoire prend conscience qu’il est incapable d’intervenir. Un à un, après un monologue empreint de solitude et de désespoir, les personnages se « suicident » tour à tour et Laurent Vaillancourt retire un à un les costumes superposés. Les vêtements sont ensuite abandonnés, comme des déchets oubliés sur le parquet de la galerie. On comprend que ces performances parlent d’êtres marginalisés par la société, abandonnés, même par celui qui les a créés. Le thème de l’apathie sociale se dégage de la permanence des tas de vêtements, qui s’oppose à la non-permanence des êtres vivants. Le suicide assisté devient donc un thème sous-jacent de l’exposition. Ce sujet controversé est souvent oublié aujourd’hui par la société et dans les conversations. Les personnages de Vaillancourt réclament une solution à des situations insurmontables et implorent la communauté de les aider. Leur appel demeuré sans réponse reflète l’incapacité de la société à trouver une solution.

Dix-huit mois plus tard, en mai 2016, c’est la suite de Mayday à la 5e Foire des arts alternatifs de Sudbury (FAAS 5), mais cette fois, avec la dépouille de Gustave Lechange, qui sera bel et bien exposée sur des planches, à la façon de jadis. La galerie revêt donc toutes les caractéristiques du salon mortuaire, l’artiste y reconnaît de grandes similitudes : « En me préparant pour participer à la FAAS 5 en 2016 où je comptais faire une performance d’endurance, c’est à dire, faire le mort, j’ai réalisé comment le rite du salon funéraire, l’exposition du corps du défunt, était très similaire au rite du vernissage à la galerie d’art. Au salon funéraire on arrive et on contemple le corps, à la galerie on contemple quelques œuvres, on rencontre l’artiste. Au salon, on donne nos condoléances à la famille, on regarde des photos de la vie du défunt, on prend un café et on se remémore les bons temps du défunt avec les gens présents. À la galerie on prend un verre de vin et on discute des œuvres de l’artiste. En quittant le salon ou la galerie, on signe le registre et on prend un signet du défunt ou un dépliant relatant la démarche de l’artiste. Cela m’a abasourdi, aller à un vernissage, c’est comme aller voir des corps morts. Une autre similitude est le silence, le recueillement devant les œuvres ou le corps. Le toucher est à peine permissible. » Vaillancourt instrumentalise la galerie en la transformant en salon funéraire, qui devient une composante même de Mayday, où l’œuvre vit d’un corps mort.

Signet funéraire de Gustave Lechange distribué à FAAS 5, Galerie du Nouvel-Ontario.

Les versions précédentes de Mayday (2014 et 2015) procurent aux spectateurs des expériences différentes de l’œuvre. En les comparant, on comprend qu’il existe divers moyens d’accorder plusieurs sens aux objets exposés, ce que montre Karen Stanworth, professeure de culture visuelle et d’histoire de l’art à l’Université York, dans son livre Visibly Canadian. Elle se penche sur ce qu’est l’exposition, l’origine du processus de collecte et d’archivage, ainsi que sur le lien entre ce processus et l’identité. Elle affirme que l’exposition d’artéfacts permet de définir un monde physique et aussi un monde métaphysique. De plus en plus, les musées et les galeries visent à ce que les publics explorent davantage leur relation avec leur environnement. Force est de constater que l’exposition en galerie a évolué. Maintenant associée à des stimuli visuels qui facilitent la découverte individuelle, elle favorise ainsi l’approfondissement de thèmes complexes au moyen d’expériences contemporaines.

L’une de ces galeries, la GNO, elle-même devenue un véritable laboratoire d’art en milieu éloigné, encourage les artistes régionaux à laisser libre cours à leur créativité — le risque est souhaité. Ses résidences d’artistes, telles que Mission Site, permettent de déconstruire le mythe du mystérieux créateur qui travaille seul dans son studio. Elles donnent de la visibilité aux artistes et des occasions d’intervention, utiles à la fois pour la communauté et pour les artistes. La GNO persévère dans sa mission de promouvoir l’art contemporain au croisement des langues et des cultures, ce qu’on ne voit nulle part ailleurs dans cette vaste région de l’Ontario. D’ailleurs, la salle était comble lorsque Laurent Vaillancourt a joué les « suicides » de ses personnages.

Quant à l’espace de la White Water Gallery, sur la rive du lac Nipissing, à North Bay en Ontario, il peut être vu comme un endroit à part du reste du monde. Ce lieu est donc propice à la contemplation et à l’introspection. Dans une galerie, certains aspects de nos relations aux autres et aux choses peuvent être révélés, comme c’est le cas avec les amoncellements de vêtements de Mayday judicieusement décalés de Laurent Vaillancourt. Retirés de leur contexte initial, les artéfacts de Mayday offrent au spectateur de nouvelles découvertes. Ils posent une problématique actuelle et suscitent une empathie qui estompe les différences entre les membres de l’auditoire. Dès le premier regard sur les vêtements laissés par terre, on comprend autrement le titre « Mayday », qui lance un appel universel. L’emplacement même est une forme d’intervention ; les haillons interpellent directement les visiteurs. Ainsi, de simples objets accrochent le regard du public et l’obligent à s’interroger sur la manière dont il voit les membres de sa communauté, dont il interagit avec eux, sur la manière dont il les juge en fonction d’idées reçues. Les œuvres de Laurent Vaillancourt transforment donc la galerie en un espace où on nous propose de nous pencher sur des enjeux actuels. Comme dans le cas de la lecture solitaire d’un livre tel Cent bornes, dans une galerie vide, l’interprétation et l’intériorisation sont facilitées. La situation des personnages aux vies malheureuses, contemplée sans qu’on assiste à leur suicide, reste très explicite. Individuellement et collectivement, nos actions comptent, car elles déterminent dans une certaine mesure des conséquences irrévocables.

L’œuvre contemporaine a le pouvoir d’influer sur notre regard, sur notre comportement à l’extérieur de la galerie. Mayday peut susciter de l’empathie et non pas seulement chez les francophones. Comme le dit Roger Simon dans Museums, Civic Life, and the Educative Force of Remembrance (2006), la galerie d’art contemporain sert à repenser, tous ensemble, les grands thèmes socio-culturels. Elle est un endroit où les problématiques posées devraient amener une introspection pour aboutir à une discussion. Elle devient un espace propice à un dialogue porteur de changement, tant pour l’individu que pour la société.

Suite de l’exposition, ci-dessous

Le catalogue de l'exposition

Copyright © 2020 Édition BRAVO (Bureau des regroupements des artistes visuels de l’Ontario), Ottawa, Ontario, Canada. www.bravoart.org www.mavof.org (800) 611-4789

ISBN 978-1-9995627-1-7

Laurent L. Vaillancourt, À la confluence de l’art conceptuel et d’un nouvel Ontario par Gabrielle-Louise Noël augmenté par Yves M. Larocque. Traduction de l’anglais : Laurent Vaillancourt a Contemporary Francophone Artist in a Changing Ontario (mémoire de maîtrise, Université York, Toronto). Traduction Dominique Leduc, Marion Bordier, Yves M. Larocque et Geoffrey Gurd. Mise en page Walk the Arts. Imprimé à Gatineau (QC) au Canada par lmprimerie du Progrès.

Catalogue disponible à Commandez ici https://www.blurb.com/b/9863814-laurent-vaillancourt-la-confluence-de-l-art-concep

Bibliographie

MAVOF

Le MAVOF - Musée des arts visuels de l’Ontario français voit le jour en 2006. Il est l’unique musée sur les arts visuels et médiatiques des artistes francophones de la province de l’Ontario au Canada.

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